
Bruce Springsteen
Tracks II : The Lost Albums
Produit par Bruce Springsteen & Ron Aniello


A quatre mains
Cette chronique a été rédigée en collaboration avec le Docteur Cant’ Find A Better Man Futurity, l’homme qui a vu l’homme qui a vu le Boss. Le Docteur Futurity connaît des choses sur Bruce Springsteen que Bruce Springsteen ignore lui-même…
C’est tout dire...
L’âge aidant...
Il faut bien admettre que, l’âge aidant, le petit rocker juvénile se mue progressivement en un vieux collectionneur. Ranger ses disques, ses livres, ses photos, ses posters, ses tickets de concerts, ses cassettes VHS et ses souvenirs poussiéreux devient un besoin « envahissant ».
Envahissant mais quasiment vital.
C’est que tous les vieux collectionneurs ont leurs vérités propres, en particulier en ce qui concerne la chronologie de l’œuvre de leurs héros préférés. A leurs yeux, une "carrière" n’a de sens (ou de force) que si elle est cohérente. Et, si elle ne l’est pas, il faut alors échafauder des théories – parfois fort ésotériques – pour expliquer les liens (ou justifier les conflits) entre différentes "périodes" d’expression(s) artistique(s).
A titre d’exemples, le débat est toujours ouvert sur les raisons qui ont poussé Bob Dylan à brancher sa guitare dans un ampli de puissance le 25 juillet 1965 au Newport Folk Festival. Le monde souffre de problèmes certainement plus graves (quelques guerres, une légère famine, un peu de misère, un petit réchauffement climatique, …) mais, pour le fan du Zimmerman, aucun de ces problèmes n’est vraiment comparable au mystère de l’électrification du barde (1).
Il se fait qu’objectivement la carrière de Bruce Springsteen manque singulièrement de cohérence. Entre les albums en solo, les collaborations improbables, les hommages, les covers et les opus avec le E-Street Band, il se trouve, dans un incroyable enchevêtrement de styles musicaux, des moments où le cheminement du Boss est absolument illisible.
Illisible pour le béotien du moins. Parce que les vrais aficionados ont le pouvoir de tout expliquer. En courant souvent le risque que certaines de leurs explications relèvent du "platisme" intellectuel ou de la médecine selon Robert Kennedy Junior.
Le commerce capitalistique nous a habitué aux bandes magnétiques retrouvées par miracle au fond d’un pot de confiture qui, grâce au remix haute-définition initié par le petit-fils du producteur de l’époque, permettent de redécouvrir durant quelques instants merveilleux le lustre d’un musicien disparu. Et le vinyle se négocie alors au prix du meilleur caviar…
Mais ces découvertes "merveilleuses" (qui déboulent souvent à une date anniversaire ou durant les fêtes de Noël) sont faciles à intercaler dans la discographie du rocker. Parce qu’elles ne changent rien à la donne et parce que ce sont souvent des anecdotes vaguement pourries.
Tracks II : The Lost Albums est d’un tout autre tonneau. Il y a dans le coffret (2) sept albums dont certains sont des opus complets qui étaient arrivés à la toute fin de leur processus créatif. Il leur manquait simplement une pochette, un planning pour l’usine de pressage et une date de sortie.
Plus qu’il n’en faut pour bouleverser les « certitudes » que les collectionneurs affectionnent tellement. Imaginez la vie du Tintinophile si l’on exhumait soudain sept albums originaux d’Hergé.
Les sept albums du coffret rebattent totalement les cartes de la carrière de Bruce Springsteen ! Ils viennent s’intercaler entre des opus archi-connus et expliquent a posteriori une chronologie jusqu’alors pour le moins bordélique (sauf, une fois encore, pour les initiés qui ont inventé "leur" cohésion).
A ma connaissance, il s’agit d’un événement unique dans la petite histoire de notre musique préférée.
Si Tracks II : The Lost Albums lève en partie le mystère rock de la carrière décousue du Boss, le coffret pose une nouvelle question inédite : comment peut-on expliquer qu’une œuvre aussi monumentale ait pu passer sous les radars d’une presse habituée à fouiner dans les recoins les plus inattendus et sous les radars d’une noria de passionnés qui considèrent chaque poussière de détail comme une révélation chamanique ?
J’aime bien les histoires et le merveilleux. Mais il y a des limites. Comme disait mon (très) regretté pote Snake au sujet de ce que son anatomie comptait de plus cher à ses yeux : "Je veux bien qu’on joue avec mais je n’aime pas qu’on s’y pende comme Tarzan quand il voit des éléphants..."
Même s’ils ne sont pas totalement convaincants, deux arguments pourraient expliquer (en partie du moins) le statut spécifique de Bruce Springsteen. Tout d’abord, l’homme du New-Jersey a eu l’intelligence de négocier avec sa maison de disques une totale indépendance artistique. Ensuite, il disposait de deux home studios professionnels (l’un dans le New-Jersey, l’autre à Los Angeles) où il pouvait enregistrer en toute discrétion ce qui lui semblait bon, quand ça lui semblait bon.
Mais ça n’explique certainement pas tout…
D’autant plus qu’un Tracks III (au secours !) est déjà annoncé qui pourrait contenir entre trois et cinq autres albums complets, ce qui viendrait rebattre des cartes déjà curieusement rebattues.
Ça me laisse pour le moins perplexe.
To be continued, donc...
Une chronologie réinventée
Pour faciliter la compréhension du propos, il est utile de retracer la chronologie complète des albums en studio du Boss, en intercalant cette fois les "nouveautés" de Tracks II : The Lost Albums. Le procédé permet de situer chaque opus sur une ligne du temps artistique ce qui apporte une dynamique nouvelle (et un peu déstabilisante) à la carrière de notre "nouveau Bob Dylan".
Chacun des sept albums recevra ici une cotation spécifique (3), sachant que c’est parfois l’intérêt "historique" qui est noté plutôt que les qualités musicales intrinsèques (très variables et parfois anecdotiques) des albums.
1973 – Greetings From Asbury Park
1973 – The Wild, The Innocent And The E Street Shuffle
1975 – Born To Run
1978 – Darkness On The Edge Of Town
1980 – The River
1982 – Nebraska
1983 – L.A. Garage Sessions ’83 ***
Circa 1982, le Boss a installé un home studio dans un garage sur Fareholm Drive à Los Angeles. C’est à un jet de pierre d’Hollywood Boulevard. Dans la foulée de Nebraska, il y enregistre de nombreuses démos. L.A. Garage Sessions ‘83 n’est pas structuré comme un album commercialisable. C’est plutôt une collection d’inédits.
A écouter : "Follow That Dream", un titre anecdotique d’Elvis Presley, "Sugarland" (déjà interprété en live), "Richfield Whistle", "The Klansman", "Unsatisfied Heart", "Fugitive’s Dream" et "Shut out The Light" (la face B du single "Born In The USA").
1984 – Born In The USA
1987 – Tunnel Of Love
1992 – Lucky Town
1992 – Human Touch
1994 – Streets Of Philadelphia Sessions ****
Après l’échec commercial des faux jumeaux Lucky Town et Human Touch, le Boss change de registre pour expérimenter une électro-pop synthétique (ou west coast hip-hop) qui lui sied comme des bretelles à un éléphant. En single, la plage titulaire lui vaudra un succès inattendu mais l’album, bien qu’il ait obtenu l’imprimatur de son auteur ne sera pas publié. Tout d’abord, les thèmes assez sombres (liés en fait aux humeurs de leur auteur) font double emploi avec ceux de Tunnel Of Love. Ensuite, l’E Street Band se reforme pour une tournée consécutive à la sortie de l’album Best Of (1995) qui va réconcilier le Boss avec la musique à plusieurs...
A écouter : "Blind Spot", "Maybe I Don’t Know You", "Something In The Well", "Waiting On The End Of The World", "One Beautiful Morning" et la version synthétique de "Secret Garden" (dont la version E Street Band figure sur le Best Of).
1995 – The Ghost Of Tom Joad
1995 – Somewhere North Of Nashville ***
Enregistré durant le jour tandis que la soirée et la nuit étaient consacrées à The Ghost Of Tom Joad, l’album reprend les versions remaniées de deux titres anciens (joués en concert ou figurant en face B d’un single), "Janey Don’t You Lose Heart" et "Stand On It". Le reste se compose d’une collection de titres "légers", country ou rock’n’roll / rockabilly, interprétés live en studio avec la complicité de quelques pointures du fiddle ou de la pedal steel guitar. Il faut y voir un signal avant-coureur de Western Stars qui sortira 24 ans plus tard.
A écouter : les deux titres précités, "Repo Man", "Poor Side Of Town" (de Johnny Rivers), "Delivery Man", "Under A Big Sky" et la plage titulaire.
1997 – Inyo **
Écrit de 1995 à 1997 durant la tournée qui a suivi The Ghost Of Tom Joad, Inyo reprend et développe le thème des migrants mexicains qui remontent vers la Californie et le Texas. C’est peut-être l’album parmi les sept dont on regrette le moins qu’il soit resté "caché". Parce qu’il faut supporter les orchestres mariachis (qui sont en fait des thèmes classiques samplés pour l’enregistrement) qui viennent "enjoliver" les ritournelles du Boss.
A écouter : la plage titulaire, "Adelita", "The Aztec Dance", "One False Move" et "Ciudad Juarez".
2002 – The Rising
2005 - Devils And Dust
2006 – Faithless ***
Curiosité absolue : Faithless est un album de commande destiné à devenir la bande-son d’un film… qui ne sera jamais tourné. Il devait s’agir d’un "western à vocation spirituelle" (on devine un excès de calumet chez le scénariste) mettant en scène un anti-héros qui souffre de ses questionnements au sujet de sa foi, de ses croyances et de ses valeurs. Fait rarissime : on y trouve trois instrumentaux. L’ambiance se fait biblique avec une dominante gospel. Il est difficile de se passionner vraiment pour un musique de film sans image(s) mais quelques plages valent leur promenade dans le désert.
A écouter : la plage titulaire, "God Sent You", "Let Me Ride" et "My Master Hand (Theme)".
2006 – We Shall Overcome : The Seeger Sessions
2007 – Magic
2009 – Working On A Dream
2011 – Twilight Hours ***
Éternellement retardé, cet album est inclassable. Comme beaucoup de rockers, Bruce Springsteen rêvait de poser sa voix "à la Sinatra". C’est probablement un hasard mais le titre de l’opus évoque irrésistiblement In The Wee Small Hours Of The Morning (4) du crooner aux yeux bleus. On peut qualifier la musique d’easy listening ou de middle of the road et y trouver également des influences de l’adorable Burt Bacharach, de Jimmy Web ou d’Andy Williams. Mais tout ça sent un peu l’anecdote…
A écouter : la plage titulaire, "Sunday Love", "Late In The Evening", "Two Of Us", "I’ll Stand By You" (écrit – sans succès – pour la saga Harry Potter) et "High Sierra" (composé à l’origine pour figurer sur le futur Western Stars.
2012 – Wrecking Ball
2014 – High Hopes
2018 – Perfect World ***
Le fourre-tout final du coffret regroupe une collection de titres "fun, noise et rock’n’roll" disparates, composés entre 1994 et 2018.
A écouter : "Another Thin Line", "The Great Depression", "Cutting Knife" et "You Lifted me Up".
2019 – Western Stars
2020 – Letter To You
2022 – Only The Strong Survive
Business as usual ?
Pour simplifier la donne, un huitième opus (à un prix plus raisonnable) a été édité simultanément sous le titre Lost And Found : Selections From The Lost Albums. Il compile une sélection disparate de vingt titres extraits des sept albums de Tracks II : The Lost Albums.
Il est difficile de comprendre les critères qui ont dicté le choix des titres retenus. D’une certaine manière, la compilation génère plus de frustration que d’intérêt et incite (ça, c’est malin) à acheter le coffret pour enfin comprendre le comment du pourquoi (et l’inverse).
Honnêteté
Il serait indélicat de mettre en cause l’intégrité d’un gaillard comme Bruce Springsteen. Devenu une légende vivante, le bonhomme fait assurément partie de ces artistes que l’on peut qualifier d’honnêtes.
Ils ne sont pas légions.
L’homme nous explique que, d’une manière ou d’une autre, il avait écarté une multitude de titres entre 1983 et 2018 parce qu’il estimait que leur propos, leur structure ou leurs lyrics ne lui correspondaient pas (ou plus). Sans faire de la psychiatrie freudienne à deux balles, il est probable que les nombreux épisodes dépressifs qu’il a traversés ont provoqué une grande instabilité existentielle et créative, partagée entre abattements et hyperactivité.
On peut alors croire le Boss sur parole lorsqu’il précise aujourd’hui qu’il est réconcilié avec toutes ces vieilles plages inédites (qui sont autant de fragments de son passé), raison pour laquelle il les exhume en l’état, "dans la splendeur de leurs imperfections".
La formule est magnifique parce qu’elle est à porter au crédit d’un homme âgé qui met de l’ordre dans son grenier tout en époussetant les recoins de son âme.
Nous avons probablement tous nos Lost Tracks mais je ne suis pas certain que nous rêvions tous de les publier...
A ce titre, Tracks II : The Lost Albums représente plus que ses sept albums. Le vrai trésor dans ce coffret trop onéreux est en réalité une collection de pointillés invisibles qui permettent de relier entre elles les périodes créatives d’un chanteur majeur qui a mieux compris et mieux conté l’Amérique (et certaines passions humaines) que quiconque.
A ce titre, l’objet vaut mille fois son prix.
Pas plus et pas moins...
(1) Ceci dit, et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, les fans du Loner se demandent (légitimement) pourquoi Neil Young a gardé sous le coude certains de ses albums (pourtant achevés) pendant des décennies. Dur d’être fan…
(2) Le coffret est vendu 250,00 €…. Ca représente plus de 35,00 € par CD. Quand on aime on ne compte pas, mais, à ce prix-là, le livret qui accompagne les disques aurait pu être moins indigent.
(3) Attention spoiler ! Le Docteur Futurity n’est pas un homme de chiffres mais adore la diplomatie. Il a par conséquent proposé trois étoiles pour cinq albums, deux étoiles pour un album et quatre étoiles pour un autre, ce qui lui permet de respecter une moyenne générale de trois étoiles. Ça nous a coûté une bonne semaine de réflexion … Il est inutile de chercher à comprendre les cheminements de son esprit.
(4) J’aime à rappeler qu’il s’agit là du premier album conceptuel de la musique populaire. Chef d’œuvre désespéré.