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Ethel Cain
Perverts
Produit par Ethel Cain
1- Perverts / 2- punish / 3- housofpsychoticwomn / 4- Vacillator / 5- Onanist / 6- Pulldrone / 7- Etienne / 8- Thatorchia / 9- Amber Waves
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
"Perverts" semble à la fois ne jamais démarrer et ne jamais s’arrêter. Il y a bien cet hymne initial qui paraît familier, mais il se décompose de lui-même avant d’être proprement identifiable. Le silence étouffe alors les quelques interruptions d’une voix corrompue, puis s’efface. Ou s’aggrave. Les traces sonores de cette introduction sont lourdes, épaisses, mais n’évoquent que le vide, la solitude, l’absence de vie – comme un néant animé, une sorte d’agonie de quelque chose que l’on ne voit pas et ne comprend pas. On finit par se déconcentrer à mi-chemin de ces douze minutes intraitables. Est-ce que l’on s’ennuie ou est-ce que l’on cherche à se distraire de cette terreur qui s’est doucement invitée dans nos oreilles sans même qu’on le réalise ? La matrice grinçante, l’espace étranger dans lequel nous sommes projetés paraît s'aligner sur notre propre mouvement, celui d'un repli sur soi. De manière évidente, nous incarnons le sujet de la composition : il n’y a plus qu’à travers soi que l’on peut regarder lorsque les mailles de "Perverts" se resserrent.
"It has always been this way / I am punished by love"
Les mots sont rares sur ce nouveau projet d’Ethel Cain (de son vrai nom Hayden Silas Anhedönia), elle qui était pourtant bien loquace sur son premier album paru en 2022, Preacher’s Daughter. "American Teenager" et ses envolées chaleureuses faisaient alors le bonheur des playlists éditoriales indie, même si le disque en lui-même se révélait bien moins naïf dans le texte ("Hard Times", Ptolemaea"). Perverts puise à l’inverse dans les répétitions séculaires du drone, les textures éternelles de l’ambient, le drame austère du rock gothique et l’intensité lente de certaines des itérations les plus introspectives du rock indépendant, le slowcore en tête. Le dénouement ne peut être que morose, heurté, funeste – au minimum : l’épouvantable domine le disque. Des illusions de linéarité s'efforcent de faire disparaître tout repère temporel, et la révélation de l’imposture ne peut se faire que dans une surenchère d’horreur. Même lorsque l’on retrouve furtivement la lumière, les mélodies se dérobent dans la dissonance dont les ombres semblent permanentes, inévitables. Le revirement stylistique est immense mais probablement momentané : Perverts est promu en EP malgré sa durée excédant l’heure et demie, une manière singulière de signifier le détour, l’errement au-delà des chantiers battus que constitue ce détachement sonore.
Après avoir dépassé la première pièce, "Punish" nous apparaît comme le désespoir d’une âme maudite qui continue de résonner des siècles plus tard. Une haine froide et sourde habite le chant nébuleux d’Hayden, alors que les touches poussiéreuses du piano finissent par s’enflammer dans la distorsion. Ce second titre apaise malgré son fatalisme. Il y a bien trop peu de certitudes sur Perverts pour ne pas s’y attacher, même lorsqu’elles se révèlent morbides ("Shame is sharp and my skin gives so easy"). On trouvera plus loin les claviers feutrés de "Etienne" puis les harmonies et les percussions éclairées de "Vacillator" pour nous réconforter, mais le prix à payer pour y arriver n’est pas anodin. Il faudra plonger droit dans les abysses de "Thatorchia" et de ses courants écrasants. Il faudra résister au monologue ésotérique de "Pulldrone" sans toucher du doigt ces cordes hostiles, torturées, animées par des pulsions vénéneuses. Surtout, il faudra survivre au long couloir dévoré de moisissures de "Housofpsychoticwomn", qui nous agresse de formes monstrueuses alors que des voix impures dénaturent inlassablement les trois mêmes mots ("I love you"), jusqu’à ce qu’ils soient vides de tout sens.
"It’s happening to everybody"
Comme beaucoup de projets touchant au dark ambient, Perverts demande une écoute délicate et exigeante. Ce sous-genre s’invite régulièrement dans le cinéma et d’autres médias pour cultiver une atmosphère abstraite et pesante autour de certaines thématiques difficiles, comme par exemple pour les films Eraserhead et Donnie Darko, les jeux vidéo Silent Hill, la mini-série Chernobyl. Privé d’un support visuel, c’est ici une traversée aveugle dans un brouillard épais de honte et d’humiliation qui nous attend. Quel serait donc l’intérêt de s’infliger la douleur de ces 90 minutes de pellicules sans images ? Quelques instants de paix nous laissent deviner, de l’autre côté de la souffrance, les passions et les désirs qui ont fait naître ces maux – mais il est impossible de les recouvrer sans se laisser absorber par cet horizon opaque, condamné aux nuances de gris et aux silhouettes traumatiques. Au-delà de ses prouesses sensorielles et du réalisme de ses tourments, Perverts devient alors une expérience profondément individuelle, intime, et l’opportunité d’une introspection salvatrice. En rejetant toute temporalité, le minimalisme des compositions permet de s’abandonner à la méditation, tandis que la cruauté des textures pousse à se confronter une violence perfide et souvent dormante : celle que l’on inflige à nous-même.
Titres conseillés : "Punish", "Housofpsychoticwomn", "Vacillator" (et "American Dream" sur le premier album, pour le contraste)