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Critique d'album

Kraftwerk


Autobahn


(00/11/1974 - - Musique électronique - Genre : Autres)
Produit par

1- Autobahn / 2- Kometenmelodie 1 / 3- Kometenmelodie 2 / 4- Mitternacht / 5- Morgenspaziergang
Note de 4/5
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Note de 4.5/5 pour cet album
"Au cours des expériences (musicales), les choses se mettent à parler d'elles-mêmes, comme si elles nous apportaient le message d'un monde qui nous serait inconnu. Pierre Schaeffer"
Daniel, le 15/06/2024
( mots)

Eckstein

Il est difficile aujourd’hui de comprendre à quel point Autobahn a été une pierre angulaire musicale, à la fois disruptive, dérangeante et objet de polémique. Comme je l’écris souvent (1), il y a eu un "avant" et un "après".

Pour bien comprendre ce phénomène, né du rythme inhérent à la langue allemande et des sons industriels de la Vallée renaissante de la Ruhr, il faut emprunter les chemins de traverse et la frise chronologique, si chère aux historiens classiques.

Zeitleiste

Avant Jésus-Christ

300.000 – dans la région où se situe aujourd’hui la riante localité de Gouvy, un Homo Sapiens est terrorisé par le bruit d’un orage. Il ignore évidemment ce qu’est l’électricité. Il ignore également que l’électricité peut produire du bruit. Comme il ignore que le bruit peut devenir de la musique. On peut se demander pourquoi un ignorant pareil a été qualifié de "sapiens".

Après Jésus-Christ

1818 – Mary Shelley publie Frankenstein ou le Prométhée moderne. Le Docteur Victor Frankenstein crée un être vivant qu’il anime (il lui "donne une âme") grâce à une décharge électrique.

Circa 1940 – le Français Pierre Schaeffer invente et théorise la musique électronique dans les studios de Radio France.

1948 – Norbert Wiener publie Cybernetics : Or, Control and Communication in the Animal and the Machine où il aborde les variables aléatoires du bruit.

1956 – S’inspirant de l’ouvrage de Norbert Wiener et des travaux de Pierre Schaeffer, le couple américain Bebe et Louis Barron (2) compose la première œuvre électronique connue du grand public. Il s’agit de la bande-son de Forbidden Planet, film de science-fiction cultissime, inspiré d’un texte de William Shakespeare.

1964 – The Beach Boys enregistrent "Fun, Fun, Fun".

1969 - Götz Ksinski compose "Pop Corn".

1974 – Tangerine Dream enregistre Phaedra, un sublime album de musique électronique relevant de l’impressionnisme.

1974 – Kraftwerk enregistre Autobahn, un sublime album de musique électronique relevant de l’expressionnisme.

Lester Bangs ist ein Arschloch

Il y a forcément quelque chose de caché dans Autobahn. Parce qu’il y a toujours quelque chose de caché dans les chefs-d’œuvre. C’est ce qui fait leur charme.

S’il n’avait pas été obnubilé par sa propre suffisance, Lester Bangs aurait pu percer ce mystère dès 1974. Mais il a préféré jouer la carte de l’amalgame détestable et de la facilité imbécile quand il a affirmé, dans un article illustré d’une photo intégrant Kraftwerk dans une photo du congrès de Nuremberg, que cet album incarnait la "solution finale" allemande en version musicale.

Qu’est-ce qu’on riait en 1974...

Qu’est-ce que Lester pouvait – parfois – être très con…

Aber was ist die verborgene Absicht?

Qu’elle soit calculée (3) ou totalement innocente, l’intention artistique de Kraftwerk est forcément troublante (4).

Dans l’esprit de la société occidentale de 1974, l’Autobahn restait « historiquement » une invention du Reich destinée à faciliter les mouvements de ses troupes et de ses blindés en direction des pays à conquérir.

Ceux qui sont attentifs aux détails observeront également que l’artwork de l’album propose une Volkswagen (la "Voiture du Peuple", si chère au Führer de sinistre mémoire) qui croise une Mercédès Benz noire (la marque préférée du même horrible gugusse). Mais il n’y a plus aucun conducteur dans la Mercédès…

Ces éléments sont des marqueurs, une fois encore calculés ou innocents. Mais ces marqueurs doivent être considérés a contrario. C’est que Autobahn est une œuvre "politique" essentielle. Dès le départ, le mouvement culturel dans lequel s’est inscrit Kraftwerk s’était donné pour objectif de rebrousser chemin et de reprendre le cours de la culture allemande, interrompu tragiquement circa 1930 par le national-socialisme.

Kraftwerk (centrale électrique) appartient à ce mouvement d’artistes activistes, nés après la seconde guerre mondiale, qui voulait rendre une certaine "naïveté" (les mauvaises langues parleront de "virginité") à une culture détruite par un régime imbécile. Dès le début des années ’30 en effet, les artistes opposés au régime n’avaient eu d’autre choix que de fuir leur pays ou d’être "éliminés". En ce sens Florian Schneider et Ralf Hütter entendaient reconstruire cette culture et lutter contre l’américanisation standardisée et obligatoire de leur monde (et du monde occidental en général).

Pour les deux hommes, l’utilisation d’une musique électronique comme vecteur créatif est un acte (ou une posture) rétrofuturiste (5). L’utilisation exclusive de la langue allemande (pour le nom du groupe comme pour les lyrics) et le refus d’utiliser les instruments classiques du rock (en ignorant de surcroit ses racines blues) sont également des postures extrêmement "militantes" (6), si l’on considère que l’art est toujours et par nature un acte de résistance.

Mit Dem Auto, Simone (drei Hornstösse) !

Et donc, il y a "Autobahn", le titre. 22 minutes (7) de voyage en voiture dans la vallée de la Ruhr, depuis le démarrage (les portes claquent, le moteur vrombit et le klaxon… klaxonne) jusqu’à l’arrivée. La musique électronique illustre la monotonie de l’autoroute tout en dépeignant les paysages traversés, partagés entre zones industrielles, forêts et campagnes.

Les autoroutes anciennes étaient construites en béton, ce qui impliquait la création d’un joint de dilatation à peu près tous les six mètres. En voiture, le passage sur le joint provoquait un bruit caractéristique et vaguement hypnotique – boudoum-boudoum – qui rythmait le parcours.

Kraftwerk s’approprie définitivement cet univers déshumanisé (8) et transforme le périple en un inoubliable voyage initiatique, ironique et expressionniste.

Une vraie fracture. Une vraie révolution.

Rétrospectivement, il semble invraisemblable qu’un concept aussi absurde ait triomphé aux USA. Et pourtant, ce sera le cas. Hütter et Schneider sont fans des Beach Boys. Consciemment ou pas, ils détournent le refrain de "Fun, Fun, Fun" en "Fahren, Fahren, Fahren".

Les Américains tombent dans le panneau, s’amusent de la "reprise"" (dans sa version single de 3 minutes) et "Autobahn" (puis Autobahn) se retrouve parachuté à la cinquième place des charts.

Nous conduisons, conduisons, conduisons sur l'autoroute
Il y a une large vallée devant nous
Le soleil brille de rayons scintillants
Nous conduisons, conduisons, conduisons sur l'autoroute
La route est une bande grise
Avec des rayures blanches et une bordure verte

Und danach ?

"Autobahn" écrase Autobahn. A l’extrême rigueur, l’album aurait pu se passer d’une face B tant sa plage titulaire est extraordinaire et inédite.

Il n’empêche que les quatre instrumentaux "accessoires" ne manquent pas d’intérêt, en ce sens qu’ils présentent un catalogue facétieux des différentes facettes, passées, présentes et futures, du groupe allemand.

Trop "classic-krautrock", "Kometenmelodie 1" évoque les premières inspirations de Ralf und Florian, le duo pré-Kraftwerk. La musique est sombre, menaçante, par moment dérangeante comme la bande-son un peu cheap d’un giallo de série Z. Elle présente une évidente parenté avec les compositions les plus hantées d’Edgar Froese.

"Kometenmelodie 2" propose un (trop long) contrepoint enjoué, basé sur une rythmique clavier boogie-bastringue, minimaliste et lénifiante, qui prête à sourire et (ce n’est vraiment pas fréquent dans le domaine) à taper instinctivement du pied.

L’adorable "Mitternacht" invite à une lente rêverie bruitiste (qui rappelle par certains aspects les travaux de Pierre Henry). Selon l’humeur du moment, on y entendra une promesse ou une menace. Le titre – qui ne révèle jamais sa vraie nature – se termine en laissant l’auditeur dans un état d’agitation anxiogène (ou dans un nouveau sommeil paradoxal, selon les humeurs).

"Morgenspaziergang" laisse peu de place au doute quant à ses intentions. Je sais que toute interprétation d’une œuvre d’art est forcément subjective. Mais, quand j’écoute ce titre enchanteur, je ne peux y voir qu’une forme d’humour décalé tant est caricatural l’aspect « pastoral » de ce paysage sonore matinal (9). Et là, on comprend soudainement mieux pourquoi le soleil levant qui est stylisé dans l’artwork préfigure si bien le bébé soleil (au sourire idiot) des Télétubbies.

Als Schlussfolgerung

Finalement (et c’est là le paradoxe), la fameuse autoroute a conduit Kraftwerk à conquérir durablement le monde en imposant un message de tolérance. Grâce à des claviers traficotés et à quelques bidules électroniques.

L’héroïne de "Fun, Fun, Fun" des Beach Boys a finalement eu moins de chance : son père lui a confisqué ses clés de voiture…

And she'll have fun fun fun
'Til her daddy takes the T-Bird away


(1) Dans ma région, le radotage est, chez les vieux, un droit protégé par la constitution.

(2) Inventeurs incompris, les Barron ont utilisé du matériel d’enregistrement analogique importé d’Allemagne. Louis bidouillait les appareils et assemblait les bandes avec du papier collant tandis que Bebe créait instinctivement de sublimes trames mélodiques. Par essence, leurs créations instantanées n’étaient pas "reproductibles". Le syndicat américain des musiciens, épouvanté par cette créature sonique sans instruments, parvint à interdire l’utilisation du terme "musique" pour le travail du couple. Dans le générique du film, les deux artistes avant-gardistes ne furent vaguement crédités que pour leurs "effets spéciaux", ce qui les priva définitivement des Awards qu’ils auraient amplement mérités. Cet étonnant remake de la controverse de Valladolid trouve aujourd’hui écho dans la querelle relative à l’utilisation de l’IA dans le domaine artistique.

(3) A titre personnel, je pense qu’il y a calcul.

(4) Et elle restera définitivement mystérieuse puisque, depuis la mort de son complice Florian Schneider (à qui David Bowie a rendu un sublime hommage avec "V2-Schneider"), Ralf Hütter refuse désormais de commenter les œuvres passées du groupe.

(5) Le concept sera poussé à son paroxysme sur The Man Machine avec l’adoption ironique d’un artwork rétrofuturiste inspiré par les premières heures d’un communisme triomphant.

(6) Ce militantisme a pourtant été mal perçu, raison pour laquelle Kraftwerk choisira ultérieurement de sortir des versions "internationales" de ses albums. Le petit rocker que j’étais en 1974 devait écouter Autobahn au casque et en cachette parce que ni mon père, ni mon grand-père n’auraient toléré que je passe de la "musique allemande" sous le toit familial. Une seule chanson germanique avait échappé à la censure parentale : "Sag Warum" de Camillo Felgen. Mais Camillo était Luxembourgeois et la musique était de Phil Spector. Tout s’explique…

(7) Nous touchons ici aux confins de la technologie du vinyle 30 cm.

(8) L’autoroute est en effet un monde parfaitement clos avec ses règles propres, ses sens alternés uniques, ses stations-service, sa signalisation spécifique, ses magasins, ses carambolages, ses aires de repos, sa malbouffe, ... Au début des années ’80, Julio Cortazar et Carol Dunlop ont consacré un livre étonnant à ce monde finalement méconnu : Les astronautes de la Cosmoroute (Gallimard).

(9) Il arrivait fréquemment à Marcel Gotlib de se moquer de la campagne. Ceux et celles qui ont la référence se souviendront de ces cases parasitées par la célèbre coccinelle qui jouait du flutiau ("Pirouli, Piroula"). On est dans ce style là. En plein.

Mille mercis aux petits rockers qui relisent et corrigent (pertinemment) mes chroniques avant la publication. 


 

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